LE SCULPTEUR DUPAGNE par J-M-JADOT Membre associé de l'Institut Royal Colonial de Belgique EDITIONS L. CUYPERS, BRUXELLES

C’est en 1936 qu’avec une joie qui serait sans repentirs, j’inscrivis Arthur Dupagne parmi les sculpteurs métropolitains qui nous ont dit le Congo. A peine rentré d’Afrique où il avait passé huit ans, l’actif liègeois soumettait au suffrage du public bruxellois dans une galerie d’art de l’avenue de la Toison d’Or, une trentaine d’oeuvres issues de sa fréquentation de l’humanité bantoue. Et sans doute n’était-il pas le premier plasticien à recréer dans le bronze la vie de l’africain. Herbert Ward se trouvait aux côtés de Stanley dès avant la proclamation de l’Etat indépendant du Congo. Il nous avait donné un Tailleur de fétiche, une Femme accroupie et une Porteuse de bois que la Smithsonian Institution conserve avec piété. Mais, dans la suite, et non sans bonnes raisons, les artistes qui avaient participé aux salons congolais des Expositions d’Anvers, de Bruxelles ou de Liège, salons d’ailleurs organisés principalement l’attention des plasticiens sur les qualités de la matière chryséléphantine, ces artistes-là n’avaient guère cherché le sujet que dans la tradition, le modèle, que dans leur entourage. De Rudder avait cependant exposé à Bruxelles (1897) une famille Mayombe, des pêcheurs Bangala et des forgerons Zapozapo, Dillens, des porteurs Bakongo, un chef des Bateke et des danseurs Sango, Samuel, des musiciens Azande et un Vuakuzu-Batetela défendant une femme contre un traitant arabe… Mais ces groupes composés de statues polychromes, vêtues et adornées de vêtements et parures authentiques, conçues le plus souvent d’après photographies et assez maladroitement intitulées, visaient bien plus à la reconstitution ethnographique qu’à l’expression du Beau, à l’utilisation sociale de la délectation esthétique ou même à la recherche de raffinements plastiques encore inexplorés. Ce n’est guère qu’aux environs de 1910 que notre colonie fut étudiée sculpturalement, avec quelqu’insistance, par Arsène Matton à qui le temps avait été malheureusement limité et dont l’effort avait été voué administrativement à des tâches documentaires absorbantes. En Dupagne, nous rencontrions le premier sculpteur belge mis en contact, sans aucun dessein d’utiliser ses rencontres, avec le milieux africains, s’étant vu assigner par quelque fée sagace ce séjour dans une région où l’art est en honneur, ayant pu s’y tenir durant quelques années sans tâches dirimantes de l’observation et du rêve créateurs et nous en rapportant, plastiquement réincarnés, les formes, les rythmes et les âmes du crû. Car Dupagne est de ceux pour qui l’oeuvre plastique est encore un moyen d’expression. Ce nous fut grande joie et, pour ma part avec enthousiasme que je signalai aux lecteurs du Courrier d’Afrique de Léopoldville que, pour avoir passé quelques années dans ce Sud du Kasai qui est précisément une des collines inspirées de l’Art nègre, y avoir fréquenté Batshokwe, Bapende et Basalampasu en pleine ingénuité, les avoir vus de près et d’un oeil exercé, mais avec ce tempérament liègeois toujours tenté de surprendre un
secret dans un regard, Dupagne avait su magnifiquement saisir, pour nous les rendre, le caractère tendu
de leurs anatomies et leurs âmes de loups, libres, ardentes et tenaces.
Arthur Dupagne est né à Liège le 13 décembre 1895 et c’est dans cette cité, patrie de Jean Delcour et
d’Arnold le Chartreux, qu’il a été formé, dans une de ces nombreuses écoles spéciales que la prospérité
industrielle du bassin liègeois y a fait surgir et dont il sortit licencié et à l’Académie, sous la conduite de
Georges Petit et d’Oscar Berchmans. Il semble bien, à juger de l’arbre à ses fruits, que la combinaison de
ces deux disciplines soit à encourager, du point de vue de l’art plastique. Le réalisme du technicien, loin
de clouer au sol le lyrisme de l’artiste, l’a fort heureusement servi dans un domaine où l’expression se
trouve nécessairement conditionnée par une observation précise et le maniement de moyens
particulièrement matériels.
C’est en 1927, que Dupagne entra au service de la Société internationaleforestière et minière du Congo et
y fut attaché à l’exploitation des champs diamantifères découverts en 1910 à Mai Munune et dont le
centre principal se trouve à Tshikapa. Or, Tshikapa se trouve en terre Tshokwe et la tribu Tshokwe
(Batshoks ou Kioko) est une de ces tribus du Sud-Ouest congolais où l’art du sculpteur sur bois furent
toujours en honneur. Ce n’est pas loin de là que se produisit, jadis, le miracle bushongo. Dupagne ne
pouvait manquer de s’intéresser à ces populations artistiques ni d’être tenté, à la vue des simples
herminettes dont ses confrères de couleur se servaient pour la taille directe des durs bois tropicaux, de
faire chercher de la glaise et de se remettre à modeler. C’est ce qui arriva et c’est à quoi nous devons
l’oeuvre considérable consacrée au Congo par l’artiste liègeois.
A sa rentrée du Congo, Dupagne se décida à exposer son oeuvre. Et cette première exposition à laquelle
je faisais allusion au début de cette étude, rencontra d’emblée le succès. C’est qu’aussi bien, riche d’une
documentation authentique faite d’observations fraternelles à la fois et sagaces et aussi variées que
nombreuses, par un art extrêmement sain, sans aucun parti-pris de canonisation ou de déformation,
uniquement appliqué à saisir le « sculptural » (formes et mouvements et lyrisme inhérent) et à le restituer
dans l’oeuvre de ses mains, l’artiste nous exprimait, pour ses modèles bantous, ce qu’ils avaient à nous
dire pour grandir à nos yeux et nous faire rêver; la leçon d’énergie et de sobriété de leurs muscles bandés
sur de fines ossatures et celle de patience et de maîtrise de soi des prodiges d’équilibre où nul ne les égale
ou celle, encore, de leur ferveur si grave dans l’accomplissement des tâches coutumières, si souvent
rituelles à leurs yeux. Personnellement, j’avais singulièrement gouté son Joueur d’isandju, tout entier à
son jeu, son Cordier indigène, dont la corde invisible nous est aussi sensible par la concentration des
regards et la tension des muscles du très probe artisan que si l’artiste eût tâché à la représenter moins
« spirituellement », sa Danseuse Basalampasu qui est pleureuse funèbre et pleure éperdument le fils qu’elle
a conçu, mis au monde et nourri pour le voir, de ses yeux, fauché avant le temps par un fauve Destin et
ce Joueur de Tamtam vrai liturge guerrier dont toute l’attitude chante l’appel aux armes sauvage que sa
bouche halente est lasse de répéter. Peu après cette Exposition, l’Association des Artistes et Ecrivains
coloniaux de Belgique consacrait un de ses déjeuners mensuels à la célébration du triomphe de Dupagne
et, aussitôt, Dupagne qui n’a rien d’un bohème, se remettait au travail.
Non sans raison d’ailleurs. Car, en 1938, il était appelé à contribuer à la décoration du pavillon colonial
belge à l’Exposition internationale de Paris, où nous retrouvions avec bonheur, présenté maintenant en sataille nature, le Joueur de tamtam goûté en réduction au salon bruxellois et pouvions apprécier, pour la
première fois Dupagne décorateur dans sa Vierge à l’Enfant et ses deux Anges noirs destinés à la porte
d’une chapelle africaine, strictement ordonnés aux vues de l’adaptation missionnaire en matière artistique
et nous montrant l’artiste capable de toutes les stylisations et accomodations au support que supposent la
frise, le bas relief et les autres utilisations de la statuaire au service de l’architecture
En 1939, c’est à l’Exposition de l’Eau de Liège que Dupagne se signalait par une monumentale évocation
du Génie civil, caractérisé par la parfaite adaptation des dimensions et du style au milieu artificiellement grandiose et momentanément surpeuplé auquel l’oeuvre était destinée. Aussi bien cette oeuvre affirmaitelle le propos de l’artiste de ne s’en point tenir aux sujets coloniaux. Sans d’ailleurs les abandonner pour
autant puisque, dés lors déja, se préparait pour New York une frise en bas relief où serait magnifié le
travail bantous en ses deux rythmes historiques; le rythme coutumier et le rythme civilisateur. 

Mais lafidélité à ses souvenirs d’Afrique n’empêcherait pas l’artiste d’exposer à Bruxelles, en 1941, aux Galeries
de l’Art belge, parmi de nombreuses études du vivant de couleur, une quinzaine de bustes d’hommes
blancs et de femmes blanches et nombre de dessins, plâtres, terres cuites et bronzes inspirés à l’artiste par
le scultural européen. Notons parmi ces bustes, celui de la Reine Astrid, destiné à l’Hôpital pour
Européens de Léopoldville, celui du vainqueur de Redjaf, le colonel Chaltin, destiné à un mémorial
Ixellois et celui du Commandant Bia, l’un des découvreurs du Katanga, destiné à une commémoration
liégeoise. Parmi les « compositions » d’inspiration européenne, signalons Idylle son Matin, sa Baigneuse et
ses Fiancés. Et ajoutons que Dupagne, en ce même temps de son évolution créatrice, va se mettre à la
médaille et que nous lui devons notamment, très personnelles, une belle médaille commémorative de la
fondation du Cercle africain, une médaille commémorative de l’effort de guerre du Congo sous le
proconsulat de Pierre Ryckmans, une médaille Genval, frappée pour l’Union nationale de la Presse
Clandestine et l’Association des Ecrivains et artistes coloniaux de Belgique auxquelles avait appartenu le
chansonnier liégeois, pionnier du cinéma colonial belge, mort au camp de concentration de Dachau.
Depuis la Libération, Dupagne a participé à de nombreux salons, à Gand, Charleroi, Tournai, ect. Il se
prépare, au moment où j’écris ces lignes à soumettre l’ensemnle déjà important de son oeuvre plastique au
jugement si particulièrement éclairé de l’amateur d’art anversois.
J’ai écrit quelque part, non sans témérité, que, pour Dupagne, l’oeuvre plastique tendait encore à
l’expression. Ne vais-je pas ameuter contre lui les critiques pour qui le côté matériel de la technique ou,
comme dit André Lhote: « une cuisine d’autant plus raffinée que l’artiste a moins de substance spirituelle à
nous offrir », passe avant son côté symbolique et sa valeur d’expression? Ne vais-je pas, d’autre part,
donner aux théoriciens de l’art-service-social l’illusion de compter ce bon Arthur Dupagne parmi leurs
suffragants? Ou bien ne vais-je pas, et ce serait le pire, faire croire aux amateurs sains de saine sculpture
que Dupagne fais parfois, comme on fait de la fièvre, de la littérature?
Il me faut éviter tous malentendus. Mais il me suffira, pour les éviter tous, de préciser ici que
l’expression, pour Dupagne comme pour tous les plus grands, n’est aucunement celle des à côtés
politiques dont on pourrait l’embarrasser, mais uniquement celle du lyrisme inhérent au sujet, révélé à
l’observateur par l’harmonie des volumes, la hiérarchie des plans, les contrastes des parties éclairées dans
leur prééminence ou ombrées dans leur retrait, les tensions ou les distensions des nerfs, les frémissements  et les repos musculaires, les mouvement des membres et les jeux des regards.
Comparons les héros du Travail congolais de Dupagne avec les héros du travail métropolitain de notre
grand Constantin Meunier. Pour avoir écouté avec d’excessives complaisance les sirènes de lettres qui
venaient de nommer l’Esthétique du Travail, Meunier allait devenir prisonnier d’une manière tellement
que désormais, pour avoir étudié les vivants de la mine et pleuré sur ses morts et s’être fait le grand
évocateur de leur courage obscur et de leurs tragédies, il ferait de quiconque un évadé de la mine. C’est
pourquoi, écrit un critique d’art doublé d’un plasticien, la belle diversité des maîtres lui serait refusée et
seuls le sauveraient son instinct du dessin schématique et sa divination de la silhouette monumentale. Les
gens de lettres et les politiciens avaient condamné le sculpteur du Grisou à la représentation de nos corps
de métier. C’était le jeter dans le cliché, l’anecdocte, le thème à déclamations et, pour tout dire en bref,
dans la sculpture littéraire et chère aux gens de lettres. Mentionnant notre illustre compatriote dans un
petit ouvrage consacré à l’histoire de la sculpture, M. Louis Hourticq, membre de l’Institut de France, ne
trouve rien d’autre à en dire que ceci: « Un sculpteur belge, Constantin Meunier, a tiré un beau parti de
cette esthétique du Travail(découverte ou, du moins, pressentie par Dalou). Avec une puissance de grand
sculpteur, il a montré les attitudes mineur, du puddleur et sa plastique expressive, sa pensée émouvante
rappellent la poésie géorgique de J.E. Millet »… Seigneur Dieu, défendez mes frères les artistes des
oeuvres gourmandes de la gloire qui déforment le vrai visage de la leur !… Dupagne, lui, et sans doute
parce que les gens de lettres étaient rares au Congo aux environs de 1930 et que les organisateurs de
mécontentements ouvriers y étaient inconnus, Dupagne a échappé à l’anecdote aussi bien qu’au sermon. Il
reste plasticien pur. Et c’est pourquoi ses ouvriers de couleur cependant si unanimement vivants et par là
même sculpturaux sont aussi, chacun dans son métier, si personnels et si divers. Observons-les ces
bantous arrachés à leur vie d’autrefois par notre colonisation civilisatrice non seulement dans la frise
destinée à New York, oeuvre de circonstance dont les conditions mêmes postulaient quelque peu de
« littérature », mais encore et surtout dans le nombreux bronzes d’appartement qu’en attendant le plein-air
Dupagne leur a consacrés: la Femme à la callebasse et la Femme à la Houe, le Joueur de Tam-Tam et le
Sonneur de Trompe, le Pelleteur, le Bûcheron, le Porteur de Typoy, que sa marche périlleuse enivre
comme une danse, ce Guérrier enbusqué que l’embuscade exalte et cet humble Bouvier dont l’attitude
évoque ses ancêtres milotiques de Tell-el-Amarna. Dupagne n’a vu en eux que le beau inhérent à leur vie
quotidienne faite d’efforts et d’ahans, de gestes et de rythmes devenus incantatoires et quasi religieux. Et
c’est cela et rien d’autre qu’il voulut recréer, dans la matière plastique, avec toutes les ressources d’un
métier sûr de soi.
Que si on lui reprochait de s’être cantonné, jusqu’à présent du moins, dans le sujet vivant cher à nos
grands anciens au lieu de rechercher quelques valeurs nouvelles à goûter et restituer, je répondrais sans
hésitation qu’à mon sens la liberté de choix de l’artiste importe plus à la fin qu’il poursuit, la perfection de
l’oeuvre, qu’une vaine obéissance aux modes nées de l’instant et comme lui passagères.
Sculpteur, uniquement sculpteur, Dupagne entend bien être intégralement sculpteur. C’est pour cela, sans
doute, qu’en nous introduisant dans son atelier tout encombré d’ébauches ou d’oeuvres d’appartement, il
nous faisait, sans aucune forfanterie, part de son grand désir de pouvoir oeuvrer grand. C’est qu’aussi bien
la Vie qui intéresse tout l’être, ne se recrée pleinement qu’en plein air. Rodin le savait bien qui attachait
tant d’importance à l’harmonie, à la concordance des plans considérés de tous les points de vue où seplace le spectateur. Et c’est à juste titre que le critique d’art, dans un roman de Vicky Baum, félicite le
sculpteur de ce que son oeuvre plaise de quelqu’endroit qu’on la contemple. Dupagne espère qu’un jour il
pourra se consacrer à l’érection d’une oeuvre où il puisse s’éployer sans plus de limitations. Nous le lui
souhaitons pour l’honneur du Pays où il a vu le jour.