ARTHUR DUPAGNE et la place de la sculpture dans notre univers.

ARTHUR DUPAGNE a commencé à faire de la sculpture en professionnel à quarante et un ans.
Pourtant il  » avait la vocation  » mais il ne songeait pas d’abord à  » faire de l’art ; il commença par
travailler; aujourd’hui, on commence à se demander si on est un génie; on conclut naturellement par
l’affirmative et, comme on n’a pas d’abord appris le métier, on se prouve à soi-même qu’on est un génie
en le niant, le métier; sinon comment y parviendrait-on ? La plupart des écoles et des académies, au lieu
d’enseigner,  » forment des artistes = comme on vous le dit !
Arthur Dupagne, lui, commença par travailler : dans sa jeunesse, à l’atelier de ferronnerie de son père, et,
le soir, il suivait les cours de l’Académie de Liège; plus tard, fort de ses études techniques, il partit au
Congo en qualité de technicien et il s’aperçut que, des corps nus, c’était beau, que c’était une merveilleuse
matière à sculpter. (En Europe, les corps nus c’est plus rare). Et il les sculpta pendant les heures qu’il
parvenait à voler à son travail de technicien. Ce n’est pas à l’Académie qu’il apprit son métier, il l’avoue,
mais en sculptant. En sculptant honnêtement, sans vouloir faire de l’art, en se bornant à placer des formes
dans l’espace, parce que, ces formes, il les aimait.  » Je ne sais pas si une sculpture doit avoir une
signification, dit-il, je fais ce que j’ai envie de faire.
Quand il connut bien son métier de sculpteur, il abandonna celui de technicien. Son séjour au Congo
avait fait de lui un sculpteur colonial à la manière dont on dit d’un peintre qu’il est un marfnfste, un
portraitiste ou un fabricant de natures mortes. Dupagne est un sculpteur tout court comme tout artiste vrai
est un artiste et non un spécialiste, notion essentiellement industrielle. Les statues de Dupagne qui
représentent des hommes ou des femmes blancs ont autant de style que ses statues  » noires « , mais, parce
qu’il fit, par hasard sur le plan artistique, un long séjour au Congo, alors que les autres sculpteurs restent
généralement en Europe, on lui accola l’étiquette coloniale. (Richard Dupierreux montre fort bien la
signification de son ouvre sur ce plan important, mais non exclusif). Il y a aussi autre chose, il faut bien
le dire : les vêtement et surtout les modes en matière vestimentaire ont déformé le corps des blancs et lui
ont enlevé ce primitivisme splendide qui possède une valeur d’expression plus significative, surtout en
matière de sculpture. Chez les blancs, il y a les formes, mais elles recèlent moins de mouvement animal
dans les attitudes, dans le port, dans la musculature. Moins de grandeur souvent aussi . la civilisation
n’est vraiment bénéfique qu’aux yeux de ceux qui font du frigidaire la suprême valeur spirituelle.
Arthur Dupagne, ce n’est pas seulement une dure leçon de métier pour ceux qui veulent tenter l’aventure
de la sculpture, bien que cela seul constitue un admirable témoignage dans notre folle époque, c’est aussi
et surtout la volonté de restituer la sculpture à sa fonction. II m’a dit que, pour lui, la sculpture doit faire
partie d’un ensemble. Nous en avons parlé à propos des expositions en plein air. Il les approuve, mais ne
croit pas en leur efficacité : d’abord parce que les sculptures ainsi exposées ne sont généra-
-lement pas d’un format qui demande le plein-air et que, d’autre part, les gens ne les voient pas.  » Si elles
se trouvaient sur des bâtiments publics, dit-il, les gens les verraient et prendraient peut être l’habitude de
les voir au point d’en vouloir aussi sur leurs immeubles. Là, elles seraient à leur place.
Que ce soit une question d’habitude, comment en douter après l’anecdote qu’il m’a rapportée ? Au Congo,
il montra à une négresse, sa  » ménagère » un numéro de l' » Illustration  » qu’il venait de recevoir. Malgré
les photographies qui s’y trouvaient, elle le tint à l’envers. Il dut, en lui montrant une photo d’homme, lui
expliquer que c’était un homme, parce qu’il avait des oreilles, un nez, etc. Tout simplement, cette
négresse ne savait pas lire une photographie; nous le pouvons, nous, parce que nous en avons l’habitude.
Nous pourrions donc réapprendre à lire une sculpture (ou une peinture) plutôt qu’une photographie et
notre conception du monde s’en trouverait radicalement changée. Nous redeviendrions des civilisés dans
le sens antique du mot, et non plus dans le nôtre, qui est dégénéré.
Lorsqu’ Arthur Dupagne parle des portraits qu’il sculpte, il explique  » Pour moi, la première qualité d’un
portrait, c’est la ressemblance. Mais il faut que ce soit en même temps une bonne sculpture. D’ailleurs,
une bonne sculpture est toujours ressemblante, puisqu’elle livre l’âme du modèle. Je fais poser le modèle,
mais le vrai travail commence quand il est parti. Je travaille mon buste jusqu’au moment où il me parle
exactement à la manière dont le modèle me parlait. Alors, je sais qu’il est juste « .
Ces propos situent exactement à sa place le problème artistique d’aujourd’hui. Il faut que la sculpture (et
l’art en général) recommence à parler, non seulement au sculpteur, mais à ceux qui passent devant une
statue. Et cela exclut d’emblée l’énorme farce de la sculpture dite abstraite. Un jour, un employé de la
Compagnie des Eaux vint dans l’atelier d’Arthur Dupagne pour y vérifier son compteur. Il dit soudain : « 
Tiens, vous avez sculpté Stanley « . Pourtant, il n’avait jamais vu Stanley; il n’en avait gardé que de
vagues notions scolaires, mais cette sculpture lui parlait, non parce qu’elle copiait la réalité Stanley, mais
parce qu’elle évoquait le mythe Stanley pour lui. A propos de ce monument de Stanley d’ailleurs, la
position d’Arthur Dupagne illustre parfaitement ce qu’il entend lorsqu’il affirme que la sculpture doit faire
partie d’un ensemble. On lui reprocha d’avoir conçu un Stanley trop trappu, trop  » court « , mais cette
statue est destinée à se découper de son socle sur le ciel, et, placé dans cet ensemble, dans cette fonction,
le personnage s’affine, il prend sa véritable valeur. Concevoir la sculpture en particulier et l’art en général
sous cette optique, c’est les restituer à leur fonction, c’est leur rendre le rôle, pour lequel nous luttons dans
cette revue, d’éléments déterminants d’un univers
Il faut arracher la sculpture et l’art à l’abstraction à laquelle on les a réduits en les coupant de leur
fonction. J’ai parlé à Arthur Dupagne de cette sculpture abstraite; il m’a donné son avis sur son
mécanisme et c’est un avis probablement juste :  » II y a de bons peintres et de bons sculpteurs. Mais, pour
se faire remarquer parmi ces bons sculpteurs, il faut devenir meilleur qu’eux, et c’est cela qui est difficile.
Alors on retourne le problème; on fait le clown; on se rend compte que ça réussit, on continue, mais on
ne peut aimer cela « . Celui qui commet pareille sculpture ne peut l’aimer, c’est sans doute vrai, mais il est
plus vrai encore que, par cette sculpture, il ne peut parler à personne. Et c’est beaucoup plus grave. Ne
nous battons pas les flancs, ne jouons pas les esthètes distingués et reconnaissons humblement qu’une
oeuvre d’art qui ne parle à personne n’en est pas une, non plus qu’un eunuque ne peut faire autre chose
que mimer grotesquement l’amour.
Une femme de Dupagne parle à ceux qui la regardent et, pourtant, elle n’est pas la copie d’une femme;
elle en réalise une expression stylisée, c’est à dire une expression très haute parce qu’elle possède un
style. Qu’on s’en rapporte au  » Torse de négresse debout « , dont nous donnons la reproduction et qui
possède un admirable hiératisme, ou qu’on s’arrête à la  » Tête de jeune Garçon Mumpende  » d’une pureté
véritablement égyptienne dans son dépouillement, ou qu’on suive du regard le mouvement et l’équilibre
de fa  » Figure de Femme accroupie  » d’une beauté profondément grecque. Entendons nous : il ne s’agit ni
d’une sculpture égyptienne ni d’une sculpture Grecque, mais ces sculptures possèdent des qualités que les
Egyptiens et les Grecs portèrent à leur degré le plus haut.
En fait, l’importante leçon que comporte la sculpture d’Arthur Dupagne peut se résumer ainsi : elle définit
le style en tant qu’élément de la fonction. La main de la Vierge Congolaise, qui soutient l’enfant, est trop
allongée; c’est parce que, sur la colonne où il l’inscrivait, il maquait de matière; il en fut ainsi des Vierges
de Chartres, et des statues de toutes les époques qui possédèrent un style artistique. La plaisanterie
commença à partir du moment où on fit de ce style créé par la fonction un système gratuit. De là
naquirent les modes; de là, data la décadence de l’art, car s’il n’existe pas d’art sans style, il n’existe pas de
style sans fonction, parce qu’il ne peut exister de style sans la conscience, chez l’artiste, d’un univers. Une
vigoureuse personnalité créatrice comme celle d’Arthur Dupagne le rappelle heureusement. Tant que des
artistes aussi solidement attachés à la réalité artistique travailleront, les créateurs de modes échoueront
dans leur oeuvre de confusion et de destruction des valeurs. Il suffirait même d’un seul véritable artiste,
face à leur armée de jongleurs, pour les renvoyer à leur néant.
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