ARTHUR DUPAGNE ou l'APOLOGIE de la NEGRITUDE par JEAN CETTE

Un homme et un grand artiste vient de s’éteindre.
L’art est éternel, Arthur Dupagne en laisse un témoignage vivant. L’inauguration récente de son Tireur à
l’arc placé à un carrefours importants de la commune d’Etterbeek prouve que la Belgique possède et
possèdera toujours de grands artistes. L’oeuvre de Dupagne passe à la postérité, son classicisme
appartient à l’éternité, c’est-à-dire à la vérité.
Dans son ouvrage sur la Sculpture de ce siècle, Michel Seuphor-Anversois expatrié dont Paris a fait la
renommée, fait remarquer qu' »Il semble que l’art d’aujourd’hui, comme un homme, avance sur deux
pieds, un pied gauche qui conquiert, un pied droit qui conserve. Plus qu’ils ne se contredisent, il se
complètent l’un l’autre, mais leur contradiction même est un aiguillon précieux ».
L’observation est pertinente. Toutefois, il semble que nombre de sculpteurs – et d’artistes, en général –
progressent bien souvent à cloche-pied. Arthur Dupagne, s’il utilise à présent ses deux pieds, a avancé
pendant tout un temps de la sorte, sautant sur le seul pied droit.
Né à Liège le 13 décembre 1895, notre sculpteur a fait ses études à l’Académie des Beaux-Arts de sa ville
natale où il eut, entre autres maîtres, Georges Petit et J. Berckmans. Jusqu’au delà de la trentaine, son art
restera hypothéqué par l’académisme. L’influence de celui-ci se fera encore sentir par la suite, mais de
moins en moins et seulement en certaines occasions, lorsque l’artiste reviendra vers la femme blanche.
La chose mérite quelque explication. En 1927 le struggle for life décide Arthur Dupagne à la longue
traversée Belgique-Congo. Là-bas, il entre au service de la société internationale forestière et minière du
Congo, dont le centre est à Tshikapa. Il reste huit pleines années en Afrique centrale, mettant ses loisirs à
profit pour observer les manifestations de la vie indigène, pour étudier les gestes et les attitudes du nègre
dont la plasticité anatomique est, pour lui, une révélation qui, peu à peu, va influencer sa manière en
profondeur.
Le nègre – le vrai, non pas celui des villes européanisées – vit en dehors du mensonge, avec ce que
Philippe Dasnoy a appelé « l’expressivité, la spontanéité et le cynisme de l’existence élémentaire ». Il se
meut en toute liberté, affranchi de toute contrainte vestimentaire, offrant son corps au plein air et au
soleil. La nature le forme et le modèle comme un sculpteur tout à fait étranger aux prescriptions de
l’académisme scolaire et traditionnel. Sa leçon, toute de ferme harmonie, toute d’authenticité et de
vigueur primitive, vaut bien celle de tous les professeurs, si doués soient-ils.
Cette leçon a retenu, passionnément, l’attention d’Arthur Dupagne qui, après ses laborieux termes de
Tshikapa, est souvent retourné au Congo mais, alors, en artiste, dans le seul but de renouer le contact
avec le peuple d’ébène, de parfaire ses connaissances au sujet de ces êtres dont le primitivisme réside,
d’abord, dans leur familiarité avec la nature. Sans le savoir, il y a fait de l’anthropologie. Une
anthropologie devant servir de base à son labeur et devant lui donner son sens premier et sa valeur.
Au fur et à mesure que le sculpteur pénètre plus avant dans l’assimilation des formes et du caractère de la
négritude, sa manière évolue et rompt de plus en plus visiblement avec les critères académiques. Un large
fossé finit par séparer les oeuvres européennes et congolaises. Il y a longtemps déjà, ayant visité une de
ses expositions (chez Breckpot, à Anvers), le critique d’art du Nieuwe Gids notait « que la statuaire
montre aussi une harmonie entre les figures du Congo et celles qu’il a réalisées d’après les modèles de
notre pays ».
D’où vient cet écart? Le nègre, nous l’avons dit, vit dans la nature et avec elle. En Europe, cet accord est
oublié depuis longtemps à cause, d’une part, du caractère capricieux du climat-qui a contraint l’homme à
vêtir sa frileuse nudité- et, de l’autre, de la civilisation. La civilisation est toujours, dans une certaine
mesure, un mensonge. Elle a toujours un côté artificiel, généralement plus accusé chez la femme que
chez l’homme. La femme -et c’est elle qui, nonante-neuf fois sur cent, sert de modèle d’atelier- est figée
par mille et un préjugés d’élégance ayant pour effet de la tenir éloignée de la vérité. Prisonnier à longueur
de journées dans de délicats mais sévères carcans-guêpière, gaîne ou corset, soutien-gorge et autres
frivolités disciplinant la chair-, le corps perd insensiblement mais inéluctablement la pureté de ses lignes,
la souplesse de son galbe. Au Congo, en revanche, ainsi qu’Hubert Colleye le faisait observer dans la
Métropole d’Anvers, en janvier 1947, à la faveur d’un article consacré à notre sculpteur, Arthur Dupagne
« n’a vu que des statues en mouvement; presque toujours de magnifiques statues, parce que leurs vestes
furent toujours libres. Rien des attitudes figées propres aux modèles d’ateliers. Et devant elles, saisi par la
simplicité de leurs hardiesses, il s’est mis au travail avec promptitude, ignorant les difficultés, bousculant
les lois établies, jonglant avec les courbes et les creux comme si les unes et les autres étaient sans périls,
et réalisant des choses vivantes, parlantes, harmonieuses ».
Ayant donc découvert l’admirable plasticité de la négritude, Arthur Dupagne a recommencé, pourrait-on
prétendre, une nouvelle carrière de sculpteur. Il l’a vouée, cette nouvelle carrière, à l’apologie d’un
réalisme proche de celui du paradis terrestre-ou, plus exactement, immédiatement consécutif au paradis
terrestre- ou, plus exactement, immédiatement consécutif au paradis terrestre-et à l’héroïsation des gestes
de nature. Voyez donc ses oeuvres congolaises, son Pagayeur et son Tireur à l’arc (vigoureux comme un
Rodin), son Homme au serpent et son Joueur de tam-tam, sa Femme au marché et sa Pileuse de manioc,
son Pelleteur et son Homme à la machette, ses êtres penchés, tendus, assis, accroupis, faisant tous les
gestes du travail et de la chasse, surpris dans toutes les attitudes de la vraie vie ! Voyez aussi ses torses et
ses têtes ! N’est-ce pas que Dupagne (son nom ne le prédestinait-il pas à devenir un spécialiste du Congo
?) a bien vu et profondément senti la poésie à l’état pur de l’Afrique noire ?
L’apologie de la négritude, par Dupagne, n’a cessé de s’étoffer et de se développer depuis plus de trente
ans. les oeuvres se sont ajoutées aux oeuvres, tant et si bien que-sans interroger l’artiste,
qui(l’administration ayant déteint sur lui) tient une « comptabilité » de sa production- il est quasiment
impossible de dresser leur nomenclature complète. Les considérant dans leur ensemble, le regretté
Richard Dupierreux disait: « Les nègres que voilà sont vraiment des gens de leur race.; ils n’ont que
muscles sous la peau, et dans leur anatomie, aucune graisse n’aurait pu empâter un contour ou diminuer
la pureté d’une forme que l’air, le grand vent, la course, les mouvements agiles qu’exigent le fleuve ou la
forêt ont été seuls à composer. On sent, à regarder ces beaux corps de femmes aux jeunes poitrines, toute
la différence qui sépare le nu coutumier du nu occasionnel. Dupagne a surpris, dans certains torses
juvéniles de notre Afrique noire, une grâce de statues antiques. Pourtant, ce n’est que rarement qu’on
rencontre dans son oeuvre un souvenir d’école; quelquefois, sans doute, une épaule, une cheville font
penser à un modèle d’académie, mais si peu qu’on s’en voudrait d’en faire grief à l’artiste ». De son côté,
Gaston-Denis Périer écrivait: « Pas de nus de convention, mais des corps nus habitués à se mouvoir
librement en plein air, sous la morsure tannante du soleil. Il y a là des détails ordinaires et que d’autres ne
semblent pas encore avoir décrits: ces longues mains si gracieuses quand elles s’appuient, c’est orteils
séparés, articulés, qui savent encore ramasser l’outils tombé, ce balancement harmonieux du galbe
entrainé à la danse, cet attrait de l’homme primitif que la magie unit à tout ce qu’il fait, à tout ce qu’il
pense ».
Les nègres de Dupagne sont donc bien de la vraie sculpture et non du théâtre figé dans le moule
sculptural. Elles sont mouvement et plasticité, comme beaucoup d’oeuvres du frand Carpeau. Elles ont du
rythme et de la force, de l’intelligence et de la solidité, du naturel et de la beauté. Modelées dans la terre,
coulées dans le bronze, taillées directement dans le bois des tropiques ou dans le granit par un artiste
doublé d’un excellent praticien, elles s’imposent à l’intérêt, à l’attention admirative de celui qui les
regarde. Elles lui parlent sans intermédiaire, d’homme à homme pourrait-on dire. Elles ont un accent qui
entraîne l’adhésion. Elles ont cette harmonieuse autorité des formes qui fait les délices de l’esthète. Et
elles ont aussi, parfois, cet élan monumental qui impressionne avant de séduire. Arthur Dupagne a
toujours rêvé de faire grand. Il a parfois réalisé son dessein. Et cela nous vaut d’être confronté avec des
personnages ou des groupes qui, par leur hauteur, leur importance, leur style plus synthétique, leur
hiératisme puissant et tout de naturelle finesse, acquièrent une valeur de symboles, une large signification
humaniste.
Sculptant amoureusement ses souvenirs d’Afrique, Arthur Dupagne ne prend que rarement le temps de
réunir ses oeuvres afin de les exposer. Cependant, on l’a vu les montrer ici et là, dans les principales
villes de Belgique et de l’ancien Congo belge, à Liège et à Anvers, à Bruxelles et-bien entendu-Tervuren
(dans le cadre du Musée colonial), à Léopoldville et ailleurs. Il a participé, par ailleurs, à de nombreuses
expositions de plein air, attirant presque invariablement l’attention de la critique. Il a travaillé pour
diverses administrations, a exécuté des bustes dont ceux du monument Léopold II (Hal), du Colonel
Chaltin (Ixelles), du commandant Bia (Liège), du Prince Charles(Chambre des Représentant, de la Reine
Astrid (Léopoldville), etc. La statue de Stanley, portant sa main en visière, est son oeuvre. Elle domine
Léopoldville, le Mont Léopold.
Les médaillons entourant l’effigie de Léopold II du mémorial des campagnes antiesclavagistes du musée
de Tervueren, comme l’effigie du Roi elle-même, sont de sa main. D’autres monuments commémoratifs,
hauts et bas-reliefs, ont été exécutés par ses soins. On lui doit aussi une quantité de médailles dont
certaines, comme celle gravée pour le cinquantième anniversaire de la Société générale métallurgique de
Hoboken, en 1958, sont parfaitement réussies.
Il est quasiment impossible, dans les limites forcément étroites d’un article de revue, de faire le tour
complet d’un sujet aussi vaste que celui auquel nous nous sommes attaché cette fois. Nous avons voulu
mettre l’accent, ici, sur un aspect particulier-mais, à vrai dire, essentiel-du talent d’un artiste qui, au terme
d’une période de tâtonnements, au-delà de faiblesses et d’erreurs mettant en cause la formule de
l’enseignement académique, a su redécouvrir que « La sculpture, comme le proclamait Louis Hourticq, est
l’art de la vie » et, davantage encore, celui de la vie en mouvement. Trop de sculpteurs, hélas, ne parvient
pas à éviter le piège toujours tendu du statisme. L’homme et l’animal ne sont cependant pas des machines
immobiles. Pour Dupagne, il en va tout autrement, tout au moins lorsqu’il demande son inspiration à la
négritude, à ces hommes noirs dont chaque muscle du corps, chaque creux, chaque renflement révèle le
mécanisme du moteur.
Nous n’avons donc pas fait le tour complet de notre sujet. Nous aurions pu creuser davantage dans la vie
de l’artiste, évoquer ses principaux moments, ses prospections dans d’autres directions que la traduction
exhaustive de la plastique africaine, ses collaborations (remarquées) aux expositions de Paris en 1937, de
Liège en 1939, de New York en 1939 également, etc. Travailleur acharné, Arthur Dupagne n’a cessé et
ne cesse de produire. Il est à l’image de nombre de ses sculptures: c’est un monde en action, un créateur
heureux de pouvoir informer une humanité conforme à ses voeux. Il ne s’accorde qu’avec parcimonie de
reposantes parenthèses. Bientôt, l’impérieux besoin de reprendre, de continuer, d’achever l’œuvre
commencée ou d’en entreprendre une autre, dont le dessein a lentement mûri au-dedans de lui-même,
l’aiguillonne et l’oblige à quitter son dolce farniente. Il reprend fermement l’ébauchoir ou le ciseau et se
remet alors au travail. Et c’est sans hâte inutile comme sans lenteur qu’il poursuit sa tâche qui est de
susciter de la vie, d’inventer de la beauté. Cette tâche est sa raison d’être.