CLARTE OCTOBRE 1936 Arthur Dupagne, Le sculpteur du Congo par Jacques PRIEUX

S’INTRODUIRE, presque en voleur, dans l’âme d’un artiste, pour y faire vibrer cette corde si intime de la
personnalité, serait chose difficile et souvent même impossible, si l’œuvre de certains artistes ne nous
Parlait pour eux et ne nous facilitait leur propre compréhension.
C’est ainsi qu’en pénétrant dans l’atelier du sculpteur A. Dupagne, on s’arrête surpris, tant on a
l’impression que ses sujets vont s’animer et vivre devant nos yeux. Son art est vrai, sans fétichisme, sans
nègreries à bon marché; pas de noirs qui soient de simples blancs auxquels on a gonflé les lèvres, écrasé
le nez.
A. Dupagne est le seul sculpteur qui ait vécu au Congo. Matton l’y avait bien précédé, mais il a
représenté les nègres comme ils sont exceptionnellement dans des attitudes de danse, de sorcellerie, etc.,
tandis que lui les sculpte tels qu’on les voit couramment, dans leurs occupations journalières, dans leur
travail. Il regarde et exprime fidèlement ce qu’il a sous les yeux, trouvant le moyen de rendre belles
certaines déformations mêmes, que ce soit celle d’une femme devenue bancale par son travail, d’un
adolescent dont le corps est déformé par la nourriture absorbée, ou bien encore, telle attitude d’un noir
résultant de la charge qu’il porte habituellement sur la tête. On est loin ici des moulages de Matton,
simples applications de parties de corps noirs sur des plastiques de blancs. Dupagne a rapporté de là bas
une moisson de documents qu’il retravaille maintenant avec amour. Les pièces de petites dimensions ont
toutes été exécutées sur place et rapportées au prix de quelles difficultés, et, à présent, il lui reste ses
souvenirs, ses esquisses, cette vie qu’il recrée chaque jour pour produire, pour animer son art.
Il est de bon ton d’avoir une conception de l’art mais lui peut en parler avec raison car c’est un amoureux
de la ligne pure, subtile et créatrice du mouvement.
Il ne cherche nullement à idéaliser ses sujets, seule la vérité l’intéresse et si parfois il affine légèrement
les contours, c’est moins pour styliser que pour exprimer sa compréhension de la plastique ou du
mouvement, car il avoue être souvent frappé par une forme, un rythme humain. Il ne représente jamais
conventionnellement ce qu’il a devant les yeux, saisissant le sculptural, jamais il ne cherche une attitude.
Et quoi de plus facile en cette Afrique où il avait devant lui une infinité de modèles qui se promenaient
toute la journée.
Dans tous les mouvements des nègres, il y a un rythme et dans l’esthétique même de leur corps se
condense une vie propre, accusée par des lignes inconnues chez nous. Un seul exemple suffira : la
colonne vertébrale en  » rentré  » qui donne un aspect absolument particulier à la plastique noire. Jamais il
ne modifie cette nature qu’il trouve si belle, car pour lui sculpter des nègres n’est pas un synonyme de
déformation et de fétichisme. La valeur de l’art étant qu’il reste instinctif et non pas raisonné, il se pose
donc en blanc qui a sculpté des noirs avec des yeux de blanc et qui, de plus, possédait une solide
formation de sculpteur avant de partir au Congo. Ce partisan de l’art spontané, qui est aussi un réaliste,
pense jusqu’à preuve du contraire, que si la majorité des sculpteurs font ce qu’ils appellent styliser une
forme, c’est parce qu’ils sont incapables le plus souvent de la rendre telle que la nature la montre. On ne
peut qu’applaudir, car faut-il avoir derrière soi tant d’années d’une civilisation qui se dit progressiste pour
voir revenir des formules d’art telles que le dadaïsme, le futurisme et le cubisme?
M. Dupagne ne va pas jusqu’à prétendre anticiper et se montrer définitivement rebelle à toute évolution
future de son art vers la stylisation, mais dans ce cas encore elle sera requise soit par le sujet, soit par sa
destination. Jusqu’à présent, quand il lui arrive d’idéaliser, ce n’est jamais sciemment et il ne part pas
d’une idée de simplification des lignes en un mouvement synthétique plus dépouillé de naturisme.
Quand il travaille ses personnages, l’ensemble de l’attitude le retient particulièrement, évitant ainsi de
faire de son sujet un type déterminé, abstraction faite de types régionaux, car il a sculpté pour la plupart
des peuplades Batshok, Lunda, Baluba et Bassalampasu. Les plus beaux exemples sont : le  » Mangeur
d’Arachides « , dont seule la ligne générale a retenu son attention, ou bien son  » Joueur de Tam?Tam « 
qui, sans avoir d’autre nom, rend merveilleusement l’expression de délire démoniaque des noirs envoûtés
par une danse au rythme de plus en plus accéléré. Son  » Cordier  » est également un anonyme, dont seul le
geste, toujours le même, devient de ce fait presque rituel. Ce dernier, sans qu’on puisse à première vue
citer un nom, rappelle une oeuvre antique à la ligne très pure.
Serait-il indiscret de parler de projets ?
M. Dupagne en a comme tout le monde. D’abord, et avant tout, le Congo l’appelle et certainement il y
retournera faire une nouvelle et abondante moisson d’œuvres de vérité et de foi. Entre-temps, l’Exposition
de Paris l’invitera, espérons le, à décorer son pavillon colonial, puisque tant est que la sincérité de son art
l’indique tout spécialement à cet effet. Son plus grand désir est de continuer à faire de la sculpture nègre,
bien qu’en dehors de cette spécialisation, son talent si personnel, qui démontre bien qu’en ce faisant il ne
cède pas à une facilité, l’ait déjà poussé vers le portrait et que les quelques pièces qu’il possède prouvent
mieux à nos yeux d’européens, la puissance de son modelé et la force qu’il sait mettre dans l’expression
d’un visage ; force entièrement concentrée, suggestive et évocatrice de l’idée.
Un magicien, un évocateur, un enchanteur aussi, voilà bien M. Dupagne. De tous ses sujets se dégage
une vie profondément humaine et juste, une sorte de vérité primordiale, il semble qu’il suffirait de fermer
les yeux pour entendre s’élever derrière soi les tristes mélopées de la brousse brûlante, de cette terre
d’Afrique où l’on sent rôder la fièvre parmi les horizons pelés ou luxuriants sous un immense ciel de feu.
Dans toutes ces formes que ses mains ont créées vit cette fièvre, ce rythme qui y est transposé en une
musique de la ligne. On s’imagine ces corps, qui nous sont pourtant inconnus, vibrant au son des tam-tam
où se mouvant en des gestes d’une grâce antique. On se sent infiniment loin des nègres gras, à smokings
blancs, de Haarlem, quartier nègre de NewYork, de leur musique  » en conserve  » et de leurs contorsions
simiesques. C’est une vie qui s’impose à nous par sa sincérité, et non un cauchemar échappé de quelque
cercle dantesque.
Et pourtant A. Dupagne est sévère pour nos yeux de soi-disant civilisés, il nous oblige à accepter la vérité
des lignes qui nous crient le labeur ayant courbé ces corps, tandis que sous les masques, comme
transparent sous une musique intérieure, nous inonde le soleil d’Afrique qui a brûlé les peaux et les âmes,
rendu échevelée la danse, créé toute cette vie primitive et belle qui nous échappe trop souvent, et que lui
seul a comprise et fait revivre dans la glaise.
Jacques PRIEUX.
Bruxelles, septembre